Les objets connectés et l'entreprise, Big Gadget

Publié le 15/10/2014

Données récoltées en masse, création de valeur, nouveaux usages, nouveaux pirates... la lame de fond ne fait que commencer

Bien plus qu'un buzz médiatique temporaire, les objets connectés sont une véritable révolution qui concerne aussi les entreprises : les usages, les process, la gestion des sociétés seront profondément transformés, et des pans entiers de l'économie commencent déjà à émerger grâce à l'Internet of things", celui des objets. Beaucoup reste à faire pour construire ce marché : il n'existe pas encore de champion mondial des objets connectés et l'Europe dispose d'une carte à jouer. Mais la véritable valeur ajoutée des objets connectés, c'est leur capacité à récolter des informations territorialisées et précises sur leurs utilisateurs. Se pose donc la question de la sécurité, les pirates informatiques n'ayant pas attendu que le grand public s'y intéresse pour hacker tout ce qui peut l'être.

Par Lisa Melia

Il y aura 26 milliards d'objets connectés d'ici 2020 : telle est l'estimation du cabinet d'études Gartner. Ce chiffre ne comprend ni les ordinateurs, ni les tablettes et les smartphones, précise le spécialiste des nouvelles technologies, mais seulement ce que les Anglo-Saxons appellent l'IoT, "Internet of things", c'est-à-dire les objets connectés. Un marché dont la valeur pourrait atteindre près de 1 500 milliards d'euros selon Gartner. Cisco Systems avance même le chiffre de 11 000 milliards d'euros.

"On parle de la montre connectée d'Apple, mais c'est surtout du buzz médiatique, affirme Michel Lara, architecte software chez IBM. L'intérêt du marché réside dans la création de valeur, qui permettra de trouver un business model rentable." Côté grand public, les premiers objets connectés ont déjà envahi le paysage : les montres développées par Apple ou Samsung qui communiquent avec un smartphone, les capteurs accrochés au porte-clefs pour retrouver le trousseau égaré, les thermomètres intelligents qui analysent les habitudes pour régler le chauffage et faire baisser votre facture, ou encore les fameuses Google Glass pour lire ses mails en marchant dans la rue.

Pour Gartner, la croissance de l'IoT dépassera, de loin, celle des autres terminaux, mais elle ne concerne pas uniquement les particuliers. "Les process industriels, le contact client, les outils de management seront bouleversés, soutient Anne-Sophie Bordry, présidente du think tank Objets connectés et intelligents en France. Sans compter la création de nouveaux emplois et l'exploitation du big data."

Discret mais disruptif

La révolution des objets connectés ne balaiera pas tout sur son passage, tel un raz de marée. Mais l'effet sur les habitudes professionnelles n'en sera pas moins profond. Presque aucun secteur ne sera épargné. Les exemples ne manquent pas. "On peut imaginer des utilisations intéressantes dans le domaine industriel, indique Philippe Mallet, partner chez Cognizant business consulting, un des leaders dans les services et le conseil IT. Par exemple, il est possible d'équiper un technicien de centrale nucléaire avec des capteurs de verticalité pour prévenir une chute, mais aussi des capteurs de radioactivité et des caméras thermiques pour repérer une fuite." Si le salarié tombe et ne se relève pas, le capteur envoie une alerte et déclenche une procédure.

S'y ajoutent toutes les technologies dites de réalité augmentée, comme des QR codes sur des appareils que le travailleur pourrait scanner avec son portable pour accéder à une documentation, ou encore des lunettes comme celles de Google pour déployer les plans d'une machine en direct dans le champ de vision de celui qui les porte. "Il y a aussi des drones qui peuvent survoler régulièrement une zone de chantier selon un parcours prédéfini et récupérer de l'information, poursuit Philippe Mallet. Cela permet de faire ensuite de la maintenance préventive."
Les objets connectés concernent aussi les métiers de bureau. Tous ceux qui travaillent sur des concepts qui ont vocation à être produits, depuis les architectes jusqu'aux professionnels du packaging, voient leur quotidien transformé par les imprimantes 3D.

Optimisée aussi, la gestion des espaces immobiliers. Schneider Electric équipe les entreprises de solutions intelligentes de gestion de l'éclairage et du chauffage. Plutôt qu'un système binaire on/off, des capteurs commandent les lumières, la température, voire les alarmes, en fonction de la présence ou non d'employés dans les locaux.

"On peut aussi prendre l'exemple de la réservation des salles de réunion, avance Pierre-Éric Leibovici, partner chez Orkos Capital, un fonds d'investissement spécialisé dans les objets connectés et les robots. Souvent, les salariés réservent des salles, mais oublient de signaler si leur réunion est annulée. Résultat, les salles sont vides, mais indisponibles. On peut installer un dispositif qui remet la salle 'en stock' s'il ne détecte aucune présence 10 ou 20 minutes après le début théorique de la réunion. Tout cela peut sembler anecdotique, mais ça va réellement améliorer la vie des entreprises, créer de nouveaux usages et optimiser les processus."

e-santé, secteur en pointe

Si parfois, les objets connectés ressemblent à une révolution silencieuse - dont les effets se font tout de même sentir sur le porte-monnaie des chefs d'entreprise -, ils ont aussi donné naissance à de nouveaux marchés. L'exemple le plus parlant reste celui de la "e-santé". Outils de télémédecine, capteurs de chute, bouton d'urgence, transfert des données de santé directement au médecin... : "le bien-être des personnes âgées et leur maintien à domicile sont devenus un enjeu sociétal, illustre Michel Lara. Les objets connectés offrent une solution de monitoring fiable et quotidienne des patients". La rencontre des objets connectés et de la "silver economy" a permis l'émergence de start-up, de nouvelles technologies et de nouveaux métiers.

"Vu de l'intérieur de l'entreprise, il s'agit d'un véritable bouleversement, assure Philippe Mallet. Il ne s'agit pas simplement d'installer un gadget chez un client. Il faut repenser intégralement sa logique de service, et cela implique une certaine responsabilité puisqu'il s'agit de données de santé."

La e-santé révèle surtout la véritable valeur des objets connectés : le big data. Si les professionnels de santé ont été parmi les premiers à adopter ces nouveaux outils, c'est parce qu'ils permettent de collecter des données très précises sur les patients, améliorant le diagnostic, la prise en charge et surtout l'anticipation. Grâce aux informations accumulées au fil des mois et des années, les médecins peuvent déterminer la probabilité qu'une maladie se déclenche et proposer des traitements en conséquence. "Nous parlons d'informatique cognitive, précise Michel Lara. Nous avons mis au point Watson, un système qui analyse les données et qui en tire des conclusions, des idées, de la prévention. Sur la santé, Watson permet d'identifier les pourcentages de risque."

Le réel transformé en données valorisables

De fait, les objets connectés ont cessé définitivement d'être de simples gadgets à partir du moment où ils ont permis de récolter et de transmettre des informations sur leurs utilisateurs. Or, "l'exploitation des données est désormais majeure pour la croissance d'une entreprise, insiste Anne-Sophie Bordry. Les grands groupes, Google en tête, ont fondé leur modèle là-dessus."
L'information transmise par les objets connectés est plus fine, plus précise, mais aussi territorialisée. "Ils permettent relier le physique au virtuel, puisqu'une action dans le monde réel déclenche une réaction numérique, s'enthousiasme Anne-Sophie Bordry. Le potentiel est considérable."

Les grands groupes français l'ont bien compris. "Récemment, nous avons travaillé avec un acteur du tourisme départemental pour analyser la fréquentation de son territoire, explique Olivier Ondet, directeur marketing d'Orange applications for business. Nous avons construit les indicateurs dont il avait besoin pour différencier les résidents, les touristes qui restent au moins une nuit, et les excursionnistes qui viennent des départements voisins pour la journée."

La donnée crée de la richesse. Encore faut-il savoir l'exploiter et ne pas se laisser submerger par le tsunami numérique que représente le big data. "Nous travaillons aussi avec d'autres secteurs, comme la grande distribution, détaille Olivier Ondet. La structure qui récolte les données n'est pas toujours celle qui en a le plus l'utilité. En revanche, elle peut les valoriser."

À condition, insiste Olivier Ondet, d'assurer l'anonymat des informations. L'opérateur Orange a dû prouver à la Cnil qu'en transmettant ses analyses à ses clients, il n'enfreignait pas les restrictions sur l'usage des données personnelles. Et tout comme les smartphones, les ordinateurs et les tablettes, les objets connectés ne sont pas à l'abri du piratage.

Un pirate dans le frigo

"Les objets connectés posent au moins deux problématiques du point de vue de la sécurité, estime Loïc Guézo, évangéliste sécurité de l'information pour l'Europe du Sud chez Trend Micro, et administrateur du Clusif, le Club de la sécurité de l'information français. D'abord, il faut assurer la protection de la vie privée et prévenir le mélange entre professionnel et personnel. Ensuite, ces objets peuvent être piratés."

Pour les directions des systèmes d'information, en charge de la sécurité IT, l'enjeu est similaire à celui du "bring your own device", le fait pour les salariés de se connecter au réseau de l'entreprise avec leur mobile, leur tablette ou leur ordinateur personnel. Mais les objets connectés poussent la logique plus loin. S'il équipe son salarié d'une montre connectée, qu'est-ce qui empêche l'employeur de consulter toutes les données de santé également récoltées ? Car les capteurs embarqués permettent de déterminer quand un individu dort, fait du sport, reste assis à son bureau... "Couplé à d'autres objets, on devient complètement transparent", prévient Loïc Guézo.

La donnée crée de la richesse. Encore faut-il savoir l'exploiter et ne pas se laisser submerger par le tsunami numérique que représente le big data. "Nous travaillons aussi avec d'autres secteurs, comme la grande distribution, détaille Olivier Ondet. La structure qui récolte les données n'est pas toujours celle qui en a le plus l'utilité. En revanche, elle peut les valoriser."

À condition, insiste Olivier Ondet, d'assurer l'anonymat des informations. L'opérateur Orange a dû prouver à la Cnil qu'en transmettant ses analyses à ses clients, il n'enfreignait pas les restrictions sur l'usage des données personnelles. Et tout comme les smartphones, les ordinateurs et les tablettes, les objets connectés ne sont pas à l'abri du piratage.

Deuxième sujet d'inquiétudes pour les directeurs informatiques : à chaque sortie d'un nouvel objet connecté, la communauté de hacker met un point d'honneur à le pirater. Les premières failles sont déjà apparues. En décembre 2013, plus de 100 000 objets, y compris un frigo connecté, ont été infectés par un bot et utilisés pour envoyer des e-mails malveillants. Une technique bien connue, mais sur ordinateur. "Les constructeurs développent leur produit avec la pression du time-to-market : il faut être le premier à se lancer sur le marché, regrette Loïc Guézo. Ils n'accordent pas assez d'importance à la sécurisation des systèmes."

Les exemples ne manquent pas. En mai 2014, des journalistes norvégiens s'intéressaient aux failles sécuritaires des objets connectés. Une expérience reproduite début juin par Rue89, grâce à Shodan, le "google des pirates", un moteur de recherche qui répertorie les objets connectés, y compris chez les particuliers. Rue89 a donc été capable de se connecter à des caméras de surveillance, des imprimantes, des portes de garage, des climatiseurs... Le créateur de Shodan a assuré qu'il était même possible d'accéder à des systèmes logiciels de centrales électriques ou de barrage. "Aujourd'hui, nos clients sont en phase d'expérimentation, conclut Philippe Mallet. Ils s'intéressent aux objets connectés, dans une logique de 'proof-of-concept' pour minimiser les risques."

Mais surtout, il ne faut pas renoncer, affirme Pierre-Éric Leibovici : "les objets connectés se situent à la frontière de plusieurs disciplines : logiciel, électronique, mécanique... En France et en Europe, nous avons d'excellents ingénieurs qui maîtrisent ces technologies". Il n'existe pas encore de véritable champion, de Google, de Facebook ou de Microsoft des objets connectés, les Européens ont donc toutes leurs chances pour prendre la place. "La France ne doit pas louper la révolution des objets connectés", conjure Anne-Sophie Bordry. Il serait dommage de passer à côté d'un marché qui représente, selon Gartner, 1 500 milliards d'euros.

Source : Le Nouvel Economiste"