Le streaming va-t-il sauver l'industrie du disque?

Publié le 24/06/2016

Si la révolution numérique a sonné le glas de l'âge d'or de l'industrie musicale, l'écoute en streaming pourrait bien la relancer. Pascal Nègre, et Yann Thébault ne sont pas loin de le penser. Mais leurs avis divergent sur le modèle économique de ces plateformes musicales.

Pascal Nègre. L'ancien patron d'Universal Music, défend, depuis plus de quinze ans, une profession mise à mal par la révolution digitale. En désaccord avec Vincent Bolloré, son actionnaire à la tête de Vivendi, il a quitté, à 54 ans, la major dont il a fait le numéro un mondial de la musique. Ce débat a été réalisé quelques semaines avant son départ.

Yann Thébault. Directeur général de Spotify pour la France et l'Europe du Sud depuis 2012, il ferraille pour faire de la plateforme suédoise d'écoute de musique une alternative légale et crédible au téléchargement. A 43 ans, ce transfuge du groupe NRJ, doit encore faire la démonstration de la solidité de son modèle économique.

Le chiffre d'affaires de la musique en France s'élevait à 1,3 milliard d'euros en 2002. Douze ans plus tard, il n'est plus que de 570 millions d'euros. Mais, dans le même temps, l'écoute en streaming a profondément changé la manière de consommer de la musique. Peut-elle sauver l'industrie du disque?

Yann Thébault. Avec l'avènement du streaming, les consommateurs ont découvert qu'ils pouvaient avoir un accès illimité à des millions de chansons leur permettant ainsi d'écouter de la musique n'importe où et n'importe quand. Et ils en redemandent. Le marché est en forte progression (+43% sur un an), il réalise déjà les deux tiers des revenus du numérique dans la musique et 28% du marché global. S'il n'est pas encore le sauveur de l'industrie du disque, il contribue largement à sa dynamisation. Il lui faut maintenant réussir à monétiser cette audience.

Car le rapide déclin de l'industrie de la musique s'explique par un glissement des comportements de consommation vers des formats qui ne génèrent pas suffisamment de revenus pour les artistes. C'est la raison pour laquelle le modèle économique de Spotify a été bâti de manière à redonner de la valeur en incitant les fans de musique à payer pour un format de musique.

Pascal Nègre. La situation est très variable selon les pays. Aux Etats-Unis, vous aviez des chaînes de supermarchés, comme Tower Records, qui ne vendaient que des CD. Et qui, depuis, ont disparu. Ça a précipité la chute des ventes. En France, le réseau de distribution est structuré de manière très différente. La Fnac et les espaces culturels de la grande distribution ne sont pas des pure-player, ils vendent plein d'autres choses. Cela dit, les ventes de CD continuent à baisser. Et les revenus du streaming ne permettent pas pour l'instant en France de compenser cette baisse.

La consommation de musique sur les sites de streaming a, pour la première fois, dépassé en 2014 le téléchargement en France. Mais elle est bâtie sur un modèle économique encore très incertain...

Y.T. Le paradigme de la consommation de la musique, et plus largement des biens culturels (cf. le succès de Netflix et d'Amazon), a changé. Il est passé de la propriété de la musique (téléchargement, CD, vinyles) à l'accès (streaming). Le modèle économique de Spotify est très simple. C'est un modèle "freemium" basé sur un mélange de gratuité et d'abonnement payant. Nous monétisons l'audience de la musique en accès gratuit par des publicités. A côté de ça, on a des abonnements payants à 9,90 euros par mois qui permettent d'accéder en offline à un catalogue de musique illimité, de qualité sonore supérieure, que l'on peut télécharger et écouter n'importe où: dans la rue, dans l'avion ou encore dans le train.

Le jour où l'abonnement prend fin, les morceaux de musique disparaissent automatiquement du téléphone. Nos 20 millions d'abonnés représentent 90% de nos revenus. L'objectif pour nous est donc d'utiliser la partie gratuite comme un produit d'appel pour faire migrer nos clients vers la partie payante. Non seulement c'est le meilleur canal d'acquisition pour Spotify, mais on préférera toujours un internaute qui écoute en gratuit chez nous plutôt qu'un pirate qui télécharge illégalement ailleurs.

P.N. Je ne suis pas d'accord. Pour ce qui nous concerne, nous, maison de disques, le seul modèle économique qui vaille est celui de l'abonnement. C'est simple, 1000 écoutes en gratuit rapportent entre 0,5 et 1 euro. Alors que 1000 écoutes en payant sont l'équivalent du téléchargement d'un album. Ça fait une différence de 1 à 8!

Le streaming payant fait déjà partie intégrante de notre modèle économique. Ça représente en France 20% du chiffre d'affaires de l'industrie musicale en 2015. On ne peut pas l'ignorer. Il faut donc aller au-delà et faire basculer les internautes en payant. Autant il y avait un besoin vital au départ pour les plateformes de streaming de se faire connaître, autant aujourd'hui il y a d'autres voies à explorer. Il suffit de voir le chemin emprunté par Deezer. Au départ la plateforme française voulait être le YouTube du son et était gratuite. Aujourd'hui, elle a plus de 6 millions d'abonnés payants.

Y.T. Il faut voir d'où l'on vient. Au départ, le constat des fondateurs de Spotify, c'était qu'il n'y avait jamais eu autant de musique partagée dans le monde, mais, dans le même temps, on n'avait jamais aussi peu payé pour écouter de la musique. Il nous fallait à tout prix enrayer les choses. On a réussi grâce à des innovations technologiques, comme la mise en place de recommandations musicales calculées par des algorithmes pour permettre à nos utilisateurs d'élargir leur spectre musical et de découvrir de nouvelles choses. On a aussi constitué des playlists que l'on peut écouter et échanger entre amis.

Pourquoi les plateformes de streaming n'arrivent-elles pas à être rentables?

Y.T. Nous devons à la fois innover, faire des investissements technologiques importants, supporter les coûts d'acquisition de catalogue tout en finançant notre expansion internationale. Nous avons 75 millions d'utilisateurs, dont 20 millions d'abonnés dans 58 pays. Nous ne sommes pas encore rentables parce que nous préférons nous concentrer sur l'expérience musicale inégalable que nous offrons à une audience globale. Nous construisons sur le long terme.

Une grosse partie des abonnements entre dans le cadre d'un bouquet de services proposé par les opérateurs télécoms. Orange avec Deezer, Bouygues avec Spotify, SFR avec Napster proposent le service gratuitement à leurs clients. Or certains ne l'utilisent même pas. Cela pose des questions quant à l'usage du streaming, non?

P.N. Le streaming atteint aujourd'hui en France 3 millions d'abonnés actifs. Ça représente 5% de la population. Or il y a une règle marketing qui veut que, lorsque vous en arrivez là, par effet boule de neige, votre produit devient mass-market. D'ici à la fin de l'année, on aura atteint les 4 millions d'abonnés. Ce n'est pas un hasard si le téléchargement à l'acte a connu sa première baisse inédite de 1,1% en 2013, puis a sérieusement décroché de 14% en 2014.

Il y a des signes qui ne trompent pas. Regardez ce qui s'est passé lorsque les Beatles sont arrivés sur les plateformes de streaming, le 24 décembre dernier. L'annonce était tellement forte qu'elle s'est retrouvée au journal de 20 heures de TF1! Ça veut dire quoi? Que le streaming est arrivé à un tel degré de maturité qu'il devient un produit de grande consommation. On aurait fait migrer les Beatles il y a deux ans, personne n'en aurait parlé.

Pour des raisons différentes, des artistes - Taylor Swift, Adele, Neil Young - boudent les plateformes de streaming. Mauvaise qualité, rémunération insuffisante, opacité... Les reproches sont nombreux. Comment réconcilier les artistes et les plateformes de streaming?

P.N. Il y a deux types d'artistes. Ceux qui ne souhaitent pas que leur nouvel album soit diffusé en streaming gratuit, ceux qui vendent beaucoup de disques et de téléchargements et qui ont l'impression de solder leur catalogue en diffusant leur musique en streaming. Puis, un jour, ils changent d'avis. C'est ce qui s'est passé avec les Beatles. Certains ne veulent pas en entendre parler pour l'instant. C'est le cas de Jean-Jacques Goldman, Francis Cabrel ou Adele. Personnellement, je pense que si le dernier album d'Adele avait été disponible en streaming, elle n'en aurait pas vendu moins.

Y.T. Spotify reverse 70% des recettes générées par les abonnements et la publicité aux labels et aux ayants droit. Au total, cela représente 3 milliards de dollars depuis sa création, avec une augmentation vertigineuse ces derniers mois. C'est la deuxième source de revenus de musique digitale pour les labels en Europe. Certains artistes ont quitté notre plateforme, et cela nous attriste. Mais, dans le même temps, de nombreux artistes jusque-là réfractaires au streaming, comme Metallica, font leur entrée sur notre service. Cela contribue à valider notre modèle et confirme notre réussite.

Un titre écouté en streaming rapporte en moyenne 0,6 centime d'euro, somme qu'il faut répartir entre les auteurs, les compositeurs, les éditeurs, les producteurs, les interprètes, les plateformes de streaming et l'Etat! On comprend que certains artistes soient frileux...

P.N. On ne peut plus raisonner à l'unité. Là où un titre va être téléchargé 10000 fois en une semaine, il va être écouté 2 millions de fois en streaming. On a changé d'unités de mesure. C'est comme si on était passé de l'euro aux anciens francs. Aujourd'hui, 1000 streams, c'est l'équivalent du téléchargement d'un album. Donc dire je gagne combien par stream, ça n'a pas de sens, car les volumes sont gigantesques.

Sous l'égide du ministère de la Culture, la filière vient de signer un accord sur une "juste répartition" des revenus. Que contient-il? Quelles sont les clés de répartition?

P.N. Quand les modèles changent aussi vite, à un moment donné, il faut se mettre autour d'une table. Il y avait beaucoup de fantasmes sur les rémunérations des uns et des autres. Or elles varient énormément en fonction des plateformes, selon que la musique est écoutée en gratuit, en payant ou via un opérateur télécoms. Il fallait donc accompagner les artistes pour leur expliquer ces nouveaux modèles, gagner en transparence, en lisibilité et en simplification.

La réalité? C'est que l'artiste touche plus d'argent sur le digital en pourcentage que dans la vente de CD. Il ne faut pas se tromper de combat. La bataille ne doit pas se porter sur le partage de la valeur, mais sur la taille du gâteau dans son ensemble.

Comment rémunérez-vous les artistes chez Spotify?

Y.T. Nous reversons 70% de nos revenus aux différentes maisons de disques.

P.N. C'est du chiffre d'affaires, pas du profit. Avec ça, on rémunère les 550 personnes qui travaillent chez Universal Music Group, les enregistrements, les clips, la pub, les échecs aussi. En moyenne, un artiste va donc toucher entre 7% et 23% du chiffre d'affaires. Pour partager de la valeur, encore faut-il que la valeur soit créée. Or je vous rappelle que neuf fois sur dix, les projets ne sont pas rentables. Apple Music qui déboule sur le marché du streaming, semble vouloir mieux rémunérer les artistes. Ne risque-t-il pas de rafler la mise, fort de ses 800 millions de cartes de crédit archivées?

Y.T. L'arrivée d'Apple a plutôt joué en notre faveur, puisqu'elle semble avoir suscité une prise de conscience. Tout d'un coup, on ne parle plus que de streaming. Et comme nous ne faisons pas de grosses campagnes de communication, c'est de la publicité gratuite pour nous. Ça fait dix ans que nous disons que c'est l'avenir de l'industrie musicale. Ça valide notre modèle économique. Nous sommes heureux que les autres acteurs de l'industrie soient enfin d'accord avec nous. Notre plus gros concurrent est le piratage.

Universal Music, comme les autres maisons de disques, est actionnaire de Deezer et de Spotify. Est-ce la vocation d'une maison de disques?

P.N. La raison est simple. Que seraient Spotify et Deezer sans la musique? Pas grand-chose. L'idée était de faire une rupture de notre modèle. Car, il faut le dire, c'est un changement complet de paradigme. Depuis les origines de l'industrie de la musique, on vendait la propriété d'un 78-tours, d'une cassette, d'un CD, d'un vinyle ou d'un fichier numérique. Là, pour la première fois, vous ne possédez rien. Vous payez pour avoir accès à de la musique, c'est très différent.

Y.T. Les majors ainsi que les labels indépendants possèdent une petite partie de Spotify. Nous l'avons fait afin que l'industrie de la musique (les ayants droit) puisse jouir de la réussite de Spotify et, par la suite, en transmettre une partie aux artistes et aux compositeurs.

Comment, dans ce contexte, analysez-vous le revival du disque vinyle?

P.N. Ce sont des digital natives qui achètent des vinyles. Il y a un côté collector. C'est la raison pour laquelle je suis convaincu que le CD n'est pas près de disparaître.

Y.T. Certaines personnes continueront évidemment à vouloir "posséder" leur musique préférée. Certaines continueront même à aimer le look, la sensation et le son unique d'un vinyle. Il n'empêche que la tendance veut qu'on se dirige vers un accès " à volonté " de la musique en streaming, contrairement à la propriété immédiate.

Source : L'Expansion