Les centres commerciaux sont-ils condamnés ?

Publié le 06/09/2017

Une chose est sûre : alors qu’aux États-Unis les fermetures se multiplient, nous ne shopperons plus comme avant. Explications de Laëtitia Vitaud.

Plus d’un tiers des centres commerciaux du pays vont fermer au cours des deux prochaines années. La grande distribution américaine a-t-elle déjà affronté une crise plus grave ? Après une longue période de croissance ininterrompue, plusieurs enseignes emblématiques sont aujourd’hui au bord de la faillite. La chaîne Sears a déjà fermé 30 magasins cette année et prévoit d’en fermer 70 de plus dans les mois qui viennent. Les shopping malls à l’américaine, centres commerciaux géants où l’on se rend en voiture, ne font plus recette non plus.

Depuis trois ans, leur crise s’est accélérée avec une baisse spectaculaire de 50 % de leur fréquentation.

Il y a aux États-Unis entre 5 et 10 fois plus de surfaces commerciales par habitant qu’en Europe, des milliers de kilomètres carrés de ces surfaces vont devoir trouver un autre usage. Surtout, des millions de vendeurs et de manutentionnaires ont perdu et perdront encore leur emploi. L’Europe, soumise aux mêmes tendances, n’est pas épargnée. Comment expliquer cette rupture historique ?

La première explication est la montée spectaculaire des ventes en ligne. En vingt ans, Amazon a construit un empire commercial plus vaste que celui de Walmart. Plus de la moitié des clients d’Amazon sont aujourd’hui des abonnés au programme Prime qui bénéficient de la livraison gratuite en un jour d’un grand nombre de produits. Ils achètent donc toujours plus.

Cependant, les ventes en ligne représentent encore moins de 10 % du commerce de détail aux États-Unis. Elles n’expliquent donc pas à elles seules le déclin si rapide des centres commerciaux, qui a aussi des raisons économiques plus larges.

D’abord, les foyers dont la propension à consommer est la plus forte (les moins riches) ont vu leurs revenus stagner ou baisser. La consommation se porte bien seulement dans les villes ou les pays où il y a une classe moyenne riche, comme à Seattle – la ville américaine qui a le salaire minimum le plus élevé.

Ensuite, la hausse du coût du logement pour une majorité de foyers a également des effets sur la consommation. Avec la transition numérique, la richesse se concentre toujours davantage dans certaines zones urbaines à forte densité, comme San Francisco, Paris ou Londres, où l’immobilier coûte de plus en plus cher. On dépense donc plus pour se loger et moins pour le reste. Il y a aussi moins de place dans les logements pour stocker la nourriture, et les ménages possèdent de moins en moins de voitures. Les hypermarchés sont donc de moins fréquentés au bénéfice des petits supermarchés de proximité.

Enfin, les nouveaux modèles numériques ont transformé beaucoup de biens en services. La vidéo, par exemple, n’est plus un bien (un DVD), mais un service de streaming pour lequel on paie un abonnement. De plus en plus de biens sont dématérialisés et accessibles en ligne.

Mais les bouleversements culturels sont encore plus difficiles à cerner que les tendances économiques. De manière générale, le shopping satisfait de moins en moins notre besoin de statut et d’identité sociale. Ce sont davantage les réseaux sociaux qui jouent ce rôle-là : ils créent le besoin de multiplier les expériences et les situations ou les lieux qui feront de belles photos à partager. On passe ainsi d’une économie de possession à une économie d’expérience.

Par ailleurs, les adolescents vont moins au centre commercial, alors que dans les années 1980, c’était un lieu de vie sociale pour les jeunes (notamment Américains). Aujourd’hui, le shopping est moins souvent cité comme un hobby : il est devenu une corvée plus qu’un plaisir. Les consommateurs, habitués aux expériences numériques plus fluides et personnalisées, n’apprécient plus l’expérience de la consommation de masse.

Enfin, on parle de la lassitude de l’hyperchoix. Nous sommes noyés d’informations sur une quantité de produits toujours plus grande, et cela nous fatigue. Le trop-plein de choix des hypermarchés n’est plus dans l’air du temps. Les consommateurs veulent moins de choix, mais un choix plus personnalisé et de meilleure qualité.

Dans ce contexte, beaucoup se demandent si les magasins physiques sont condamnés. Aux États-Unis comme en Europe, les centres commerciaux, les enseignes de distribution et d’autres acteurs tentent d’imaginer les solutions pour réinventer le magasin. Après tout, certaines enseignes parviennent à tirer leur épingle du jeu avec une offre qui répond aux attentes des nouveaux consommateurs – et même Amazon se met à ouvrir des magasins physiques : c’est donc bien que le magasin n’est pas obsolète.

Mais si l’on veut attirer les consommateurs en magasin, ça doit être pour quelque chose d’exceptionnel. Il y a donc deux manières de relever le défi. Soit l’expérience d’achat en magasin doit être rendue aussi simple et fluide que l’expérience en ligne ; soit, au contraire, elle doit être radicalement différente.

Beaucoup de tendances récentes vont dans le sens de la première piste. On met au point des magasins high tech, avec des caisses automatiques pour éviter les queues et même plus aucune caisse pour enlever toute friction (c’est le principe des nouveaux magasins Amazon Go). Une autre tendance est le surcroît de facilité et de fluidité que proposent tous les nouveaux magasins de proximité dans les centres-ville en amenant les produits frais juste à côté des consommateurs. L’idée d’élargir les horaires d’ouverture des magasins pour offrir plus de flexibilité va également dans ce sens. Enfin, toutes les tentatives de fusionner l’expérience online et offline pour faire de l’expérience de shopping une expérience omnichannel parfaitement intégrée partent aussi de cette idée. La technologie et les données permettent d’aller beaucoup plus loin encore dans ce sens.

Mais la seconde piste n’est pas moins intéressante. Elle consiste au contraire à faire de l’expérience en magasin une expérience exceptionnelle qui n’est pas la réplique de l’expérience online. C’est l’approche la plus difficile parce qu’il faut imaginer et inventer un nouveau modèle. Il s’agit de faire des magasins des lieux de vie et d’échange épanouissants ou amusants, dont les consommateurs ne peuvent plus se passer. Nike, par exemple, a mis dans ses magasins les plus récents des installations sportives (terrains de basket) dont on peut se servir même quand on n’achète rien, ce qui fait vivre la marque sur les réseaux sociaux. Le lieu devient ainsi outil de communication.

Il est aussi possible d’inventer des lieux où les consommateurs viennent fabriquer leurs produits eux-mêmes ou obtenir des biens customisés. On voit souvent des projets sophistiqués qui visent à faire des magasins des lieux high tech, avec imprimantes 3D et fab labs. Mais on peut également imaginer des lieux de vie low tech, un peu comme un retour au village d’antan où l’on va acheter des produits de la ferme, des fruits et légumes frais cultivés sur place et cueillis par le consommateur, ou encore imaginer une réinvention des communs du Moyen Âge autour d’activités organisées collectivement par la communauté, par exemple, autour du four en pierre du village… La passion croissante pour les saveurs d’antan et les techniques authentiques oubliées prouvent que l’exploration de cette piste low tech a probablement beaucoup d’avenir.

Source : L'ADN (ladn.eu)