Karl Lagerfeld, mort d’un couturier prolifique et personnage de légende : ses mille et un visages en six épisodes

Publié le 19/02/2019

Le célèbre couturier, mort mardi, a passé sa vie à se composer un masque. Notre grande reportrice Raphaëlle Bacqué avait enquêté sur les métamorphoses de ce personnage de légende. Nous republions sa série d’articles.

Quel meilleur masque qu’un visage que tout le monde reconnaît ? Cinquante ans de domination de l’industrie du luxe, et aucune biographie. Le succès le plus éclatant de la mode a découragé les enquêtes. Directeur artistique star de Chanel, la maison de haute couture aux 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, styliste vedette de la marque italienne Fendi, au sein du leader mondial LVMH, photographe, designer, ami de Bernard Arnault et de la famille Wertheimer, Karl Lagerfeld pouvait faire et défaire les carrières. Le célèbre couturier est mort mardi 19 février à l’hôpital américain de Paris.

Au service de documentation du Monde, le dossier Lagerfeld mesure 25 bons centimètres d’épaisseur. Cinquante ans de portraits et des centaines d’interviews. D’un article à l’autre, son visage se forme et se déforme comme les ombres d’une lanterne magique. C’est lui qui l’a dessiné, tout au long des années, du même trait rapide et sûr qu’il a pour ses croquis, déchirés à mesure qu’il invente : « Mon père était suédois. Il était baron », « J’étais le fils du gouverneur de Westphalie », « Ma mère pilotait son avion », « C’était une magnifique violoniste »… Tant d’années à dissoudre la réalité dans une légende…

Notre grande reportrice Raphaëlle Bacqué avait enquêté, en 2018, sur les métamorphoses de ce personnage de légende. Nous republions aujourd’hui sa série de six articles, à lire dans leur intégralité si vous êtes abonné.

Episode 1 : Une enfance allemande

Minijupes et jambes nues, de jeunes Allemandes grelottent sur le trottoir. Ce mois de décembre 2017 est glacial à Hambourg, mais la mode est une frivolité exigeante. Juste après le défilé à l’Elbphilharmonie (ou Philharmonie de l’Elbe), près de 3 000 personnes ont été conviées par Chanel dans l’un de ces vastes entrepôts rénovés du port allemand pour fêter ce qui est déjà un petit événement : c’est la première fois que Karl Lagerfeld – « Karl », dit seulement cette foule polyglotte – vient présenter une collection dans sa ville natale. (…)

Episode 2 : La sensation Warhol

Une perruque argentée dont on voit à dix pas les cheveux synthétiques, les sourcils décolorés à l’eau oxygénée et un petit magnétophone dans la poche du blazer… Andy Warhol fait sensation lorsqu’il arrive à Paris, en octobre 1970. Partout, on s’arrache le maître du pop art. Marie-Hélène de Rothschild convie à sa table cet invité dont l’allure kitsch détonne parmi les smokings. Les critiques d’art courent les antiquaires où il achète des meubles Art déco. On le réclame dans les salons en vue, on le veut à toutes les soirées. (…) Andy Warhol et Karl Lagerfeld, c’est la rencontre d’un monstre médiatique avec un personnage en devenir. (…)

Episode 3 : Le vice et la vertu

Sur les photos, avec sa fine moustache de dandy d’avant-guerre, ses vestes à larges revers et son foulard de soie autour du cou, Jacques de Bascher ressemble à un personnage de Proust ou d’Oscar Wilde, entre Swann et Dorian Gray. De lui, Karl Lagerfeld affirme : « C’était le Français le plus chic que j’aie jamais vu. » Et aussi : « J’adorais Jacques, mais il était impossible. » Il est beau et chic en effet, avec toujours dans l’œil un éclair de cynisme ou de tristesse. Jacques de Bascher a pourtant été, dix-huit années durant, la seule histoire d’amour que l’on connaisse au couturier. Son prince noir, sa muse et son œil sur le monde de la nuit. « Le vice allié à la vertu », disait-on d’eux à l’époque dans les soirées du Palace. (…)

Episode 4 : Au nom de Chanel

Les frères Alain et Gérard Wertheimer sont secrets. Les richissimes propriétaires de Chanel ne donnent jamais d’interview. Les rares photos d’eux sont prises à la volée. Même ceux qui les croisent sur les champs de courses ou aux défilés haute couture de leur maison – toujours placés au quatrième rang, un peu en surplomb – ne peuvent en dire que des banalités : « Euh, ils sont très discrets… » Le bruit court qu’un jour où Chanel avait organisé un événement à New York, dans Central Park, l’un des frères, qui avait oublié son invitation, ne put rejoindre les invités : personne à l’entrée n’avait su l’identifier. Il faut donc s’en tenir à la version de Karl Lagerfeld pour raconter son recrutement chez Chanel. (…)

Episode 5 : L’instinct de survie

La plupart de ses collaborateurs sont au courant, mais Karl Lagerfeld n’en parle à personne. Vers la fin des années 1980, tous ont vu Jacques de Bascher s’étioler peu à peu. Dix fois, le compagnon du couturier est arrivé ivre avenue des Champs-Elysées, où la maison « KL » a son studio, pour réclamer de l’argent. Depuis quelques mois, il est clairement malade. A Monaco, où Jacques de Bascher passe une partie de l’hiver, la famille princière – Caroline, Stéphanie, Albert – le retrouve, un soir de Noël, en compagnie de Karl Lagerfeld pour la messe de minuit. « Jacques était venu avec l’Enfant Jésus de sa crèche pour le faire bénir », se rappelle Caroline de Monaco. Depuis l’apparition du sida, le monde de la mode et de la nuit – c’est souvent le même – compte ses morts. (…)


Episode 6 : Le dernier empereur

Le voici donc enfin cet homme dont l’image semble appartenir à tous. Le voici, fine silhouette vêtue de noir, avec son catogan d’empereur new age. Le soir de notre rencontre, pourtant, Karl Lagerfeld a échangé ses lunettes sombres pour des verres transparents qui laissent voir un regard brun sarcastique, traversé de fugitifs éclats de bonté. Il est moins impressionnant. C’est ce qu’il n’aime pas. « Les myopes ont toujours un regard de bon chien, et je ne veux pas exposer le mien à la populace », dit-il avec cet accent d’aristo allemand si particulier, que tous ceux que nous avons rencontrés pour cette série d’articles, immanquablement, se sont mis à imiter. (…)

Source : LeMonde