Confinement : le virus est à Paris, et les Parisiens sont chez moi !

Publié le 25/03/2020

Denis Beauchamp et ses amis agriculteurs ont vu déferler une vague de Parisiens fuyant le coronavirus. Il nous livre son contre-journal du confinement.

Nous n'avons rien vu venir. Nous n'étions pas prêts. Comment aurions-nous pu l'être ? Ce genre de phénomène ne se produit qu'une fois toutes les deux générations, au mieux. Ni moi ni mes parents ne l'avions vécu ne serait-ce qu'une seule fois en vrai. Bien sûr, nous l'avions vu à la télévision, mais, en général, cela arrive dans des pays pauvres où les gens ont très chaud… Chez nous, seuls les anciens s'en souviennent.

Et pourtant, elle est là, elle nous toise, la vague qui déferle au loin et qui, bientôt, va nous submerger. C'est l'exode, la grande transhumance improvisée. Un tsunami de monospaces et de voitures à deux places, pleines de valises, cahiers, et même parfois des animaux domestiques. Aucun doute possible : le virus est à Paris, et les Parisiens sont chez moi. C'est étonnant qu'ils viennent ici, parce que nous avons peu de loisirs culturels, sauf bien sûr si on aime le loto du sou des écoles ou le concours de belote des anciens. Et comme il n'y a plus de rassemblements sportifs, on n'a plus l'excuse du tournoi de football pour organiser un banquet, donc, on a pas mal perdu en convivialité. C'est dommage de débarquer maintenant, car s'ils étaient venus l'été dernier, ils auraient découvert ce qu'est une fête patronale dans un village de campagne, avec le défilé de tous les âges, l'énorme repas ensuite, et tout l'enthousiasme de ceux qui savent qu'on ne les regarde pas.

Et puis en plus, ici, les coqs chantent, les grenouilles coassent, les tracteurs épandent des produits phytosanitaires jusqu'au bord du champ, quand ce n'est pas du lisier. D'ailleurs, en parlant de ça, rien qu'à l'odeur, nous savons tous reconnaître l'origine du fertilisant : la fiente de volaille n'a aucun rapport olfactif avec le fumier de bovin. Chacun ses talents, après tout.

Non, le tracteur ne peut pas aller plus vite. Ne perdez pas patience…

Et enfin, j'ai passé du glyphosate il n'y a pas très longtemps, j'hésite à le leur dire tout de suite, la parcelle est à cinq cents mètres de leur maison de vacances… S'ils survivent à l'épidémie, ils seraient capables de me reprocher les maux de ventre du chien. Ou alors, au contraire, ils vont croire que ça les a immunisés, ce serait cocasse. Eh bien, à la guerre comme à la guerre, j'en profiterai pour leur expliquer comment on s'en sert, et pourquoi : faire un peu de pédagogie, ce n'est jamais perdu. On a tellement, tellement à leur expliquer, tellement d'idées reçues à faire tomber ! Peut-être même qu'ils feront un tour en tracteur, sait-on jamais. Une fois dans la cabine, on sera bien obligés de se parler gentiment.

Mais, soit, puisqu'il faut faire face, nous ferons face. Nous avons vécu tant de malheurs déjà : la grande tempête de 1999, la canicule de 2003, et même Ségolène Royal… Nous saurons affronter le déferlement francilien avec calme, détermination, bienveillance, et avec une cave pleine.

Alors, bien sûr, il va falloir faire des concessions. La campagne ne peut accueillir brutalement tous les naufragés d'Île-de-France sans certaines contraintes inhérentes au milieu.

Par exemple, l'hôpital le plus proche se trouve à près de soixante kilomètres, donc, en cas d'urgence, eh bien… C'est mieux si ce n'est pas trop urgent, justement. Il faut s'habituer, on ne sauvera pas tout le monde. Nous, on le sait depuis longtemps, eux vont le découvrir. Et moi, je connais les petites routes pour y aller plus rapidement, et pas eux.

La pharmacie, c'est dix kilomètres, le supermarché, c'est quinze. Quand on va faire ses courses, on évite d'oublier le sel. Surtout s'il faut attendre trente minutes avant de pouvoir entrer à l'intérieur du magasin. Et on fait le plein d'essence à chaque fois : on ne sait pas quand on croisera une station-service. C'est une gymnastique intellectuelle qu'il faut intégrer très vite sous peine de se retrouver en panne sèche. Parce que, évidemment, les transports en commun, c'est un seul car deux fois par jour, et il ne va qu'à un seul endroit. Et précision : non, le tracteur ne peut pas aller plus vite. Oui, il prend toute la route, mais c'est la route qui est petite. Ne perdez pas patience, il va bien finir par tourner dans un champ à un moment ou un autre. Et nos excuses pour les vaches qui ne savent pas retenir leurs besoins naturels, même si elles passent sur le chemin de randonnée. Ça fait du fertilisant, confer plus haut.

Question couvre-feu par contre, ce n'est pas compliqué : les routes ne sont pas éclairées la nuit, aucun risque de s'y promener les soirs, on risquerait au pire d'y croiser un sanglier, un blaireau, ou même un loup, pourquoi pas. C'est ça, je vais leur dire que le loup est revenu dans la région, et qu'il convient d'être prudent, surtout avec les enfants. On va évoquer plein de sujets amusants, je le sens !

Bon, par contre, on ne va pas leur dire tout de suite qu'on a Internet, ils le découvriront tout seuls… Au même moment où ils constateront que la 5G, ce n'est pas pour tout de suite, dans la mesure où la 3G n'existe qu'en haut du bourg, à côté de l'église.

Pas de légumes de ferme urbaine à base de permaculture en aquaponie biodynamique

Et puis, ici, autre différence de taille par rapport à chez eux : les rayons des supermarchés sont pleins ! En plus, les agriculteurs vendent leurs fruits et légumes en direct, et ils ont du stock pour plusieurs mois… Tout simplement parce qu'ils récoltent une fois par an, et qu'ils stockent toute leur production jusqu'à la prochaine, qui est déjà en train de pousser et qui sera prête dans quelque temps.

Oh, ce n'est pas bien nouveau comme procédé, ça fait quelques millénaires qu'on fait comme ça, c'est pour cette raison qu'on ne s'est pas inquiétés du manque de quoi que ce soit… Hormis le papier toilette, ça, j'avoue qu'on ne l'avait pas vu venir. Peut-être parce qu'il n'y avait aucun rapport avec le virus, allez savoir ?

Et puis, en débarquant à la campagne, ils risquent de manger local, pour de vrai, ça peut surprendre la première fois. De l'agneau d'ici, du bœuf d'ici, du pain fait avec du blé d'ici. Pas des légumes de ferme urbaine à base de permaculture en aquaponie biodynamique sur le toit de l'opéra avec trente ruches. En plus, je ne suis pas certain que tout soit bio au Vival du bourg, j'espère qu'ils ont pu faire des stocks en partant.

Revenir aux basiques

Parce que, dans une période comme celle-ci, tout le monde revient au basique : ne pas mourir de maladie, et avoir à manger. On devrait se sortir de l'épidémie si on est tous bien disciplinés, mais une chose est sûre : ici, on ne mourra jamais de faim. Ça peut sembler insignifiant, mais, dans les semaines à venir, quelque chose me dit que ça le sera beaucoup moins.

Je leur dirai aussi que le bateau de soja importé du Brésil pour nourrir mes vaches passe tous les dimanches en direct de l'Amazonie, ils pourront même l'apercevoir de chez eux s'ils montent dans un arbre assez haut, parce que la rivière est relativement loin quand même. J'espère qu'ils ne se blesseront pas, mais au moins ils feront du sport et ils auront une bonne raison de nous regarder de haut.

Ce qui est drôle aussi, et qu'ils m'ont appris, c'est qu'à vingt heures chaque jour, il faut applaudir sur son balcon en signe de soutien au personnel hospitalier. C'est chouette comme idée, mais on est bien embêtés : on n'a pas de balcon. On a deux étages, une terrasse couverte, trois granges, un étang et deux chiens, mais comme des idiots, on n'a pas de balcon. Bon, l'idée est quand même séduisante, mais je vais plutôt apporter des macarons à ma voisine infirmière (je les poserai sur sa boîte aux lettres, elle les prendra après mon départ bien sûr). Elle appréciera autant et elle le mérite tellement, encore plus que d'habitude, si cela est possible.
Je les vois, les sportifs

Elle n'est pas loin, ma voisine, juste à deux kilomètres. Ça fait loin pour entendre les applaudissements, mais je me ferai mon attestation et je cocherai la case « je vais faire du sport », moi qui en fais tous les jours pour mon travail, c'est assez ironique. D'ailleurs, je les vois, les sportifs : ils courent tous dans tous les sens depuis qu'ils sont arrivés, comme si leur vie en dépendait. Soit ils s'ennuient déjà, soit ils ont déménagé le village olympique au vert.

Il faudra d'ailleurs qu'ils apprennent à s'ennuyer, mais d'un ennui constructif, celui qui vous fait réfléchir, celui qui vous fait contempler le ciel pendant des heures, celui qui vous fait prendre le temps de le voir passer, sans être dérangé par autre chose que des bruits qu'on n'entend plus parce qu'on a grandi avec. C'est important de savoir s'ennuyer correctement, ça ne vient pas tout de suite, il faut un peu de pratique.

Mais il ne faut pas être ingrat : eux aussi vont nous apporter beaucoup. Par exemple, cette habitude de ne pas se parler, de ne pas se dire bonjour, ça, c'est très utile en période d'épidémie. C'est une épreuve pour nous de ne pas nous serrer la main, nous faire la bise ou même simplement discuter cinq minutes. Et puis, de notre côté, on pourra toujours s'amuser à les klaxonner avec leurs plaques parisiennes : après tout, il faut bien entretenir notre image de ploucs.

Ça va être long, le confinement avec les réfugiés, mais ça va nous plaire, je le sens !

Source : Le Point