Auchan, U ou Intermarché ne jurent plus que par le produit local

Publié le 01/07/2020

L’intérêt affiché par les grandes surfaces pour les circuits courts durant la crise ne sera pas un feu de paille. Les consommateurs sont demandeurs.

Avec sa paille de seigle au milieu, sa croûte bleutée et sa forme allongée, le sainte-maur de Touraine est un petit bijou de fromage de chèvre. Et jusqu’à présent, Mathieu Léger, un producteur installé au cœur de l’appellation en Indre-et-Loire, n’écoulait ses bûchettes qu’auprès d’un affineur et de crémiers. Mais à la mi-mars, avec le confinement, les commandes ont cessé brusquement. «On a pris peur», relate le gérant de la ferme Les Pampilles de l’Oisellière qui a alors contacté un Intermarché à 20 kilomètres, l’enseigne s’étant manifestée pour aider les exploitants du coin en difficulté. Référencement rapide, mise en avant à l’entrée dans un bac, vente à prix coûtant: «Tout a été fait pour que notre production parte vite», apprécie Mathieu Léger, qui a depuis retrouvé ses débouchés habituels. «Le patron de l’Intermarché de Sainte-Maure-de-Touraine, Stéphane de Fontenay, nous a même proposé de continuer à l’avenir. Pourquoi pas ?»

Rayons vidés manu militari, fumier déversé sur les parkings… On connaissait les relations tendues entre le monde agricole et la grande distribution, le premier accusant la seconde de multiplier les importations à bas coûts et de casser les prix. Avec la crise du Covid-19, l’ambiance a changé. Jamais, sans doute, les enseignes ne se seront autant démenées pour soutenir la ferme France. Campagnes de pub pour acheter des fraises, des asperges ou de l’agneau tricolore, coup de pouce aux petits exploitants dans les rayons, pas de pression sur les étiquettes. «Nous avons été agréablement surpris de leurs initiatives», constate Sébastien Windsor, président des chambres d’agriculture (APCA), qui distribue les meilleures notes à Intermarché et Système U mais aussi à Auchan. «Son secrétaire général a même appelé pour nous dire que des consignes très claires avaient été données en interne.»

Les mauvaises langues verront certes de l’opportunisme dans cette bonne volonté affichée à tout-va par les grandes surfaces. Il est vrai que leur image de marque était en jeu. «En plus, elles ont été bien contentes de trouver des fournisseurs prêts à regarnir rapidement leurs rayons de farine, d’œufs ou de fruits dévalisés», relève un arboriculteur dans l’Aisne. Sans compter que leurs habituels approvisionnements à l’étranger ont parfois été contrariés.

Sincère ou non, cet élan répond surtout à une demande de la clientèle qui est croissante depuis quelques années. «La crise n’a fait qu’accentuer le phénomène», note le consultant spécialisé Philippe Goetzmann. Dans une enquête de Kantar en avril dernier, 85% des Français disaient privilégier les produits alimentaires tricolores et 79%, les produits locaux. «Ces derniers sont plus rassurants qu’une grande marque industrielle, car on en connaît l’origine», analyse l’expert de la distribution Olivier Dauvers. De plus, achetés en circuit court, c’est-à-dire avec un minimum d’intermédiaires, ils permettent une rémunération plus juste de l’agriculteur.

Un indice de cette tendance ? Jamais les filières de vente directe n’ont été aussi en vogue, malgré la fermeture des marchés : achats à la ferme, magasins de producteurs, abonnement (Amap) ou commande en ligne de paniers frais (La Ruche qui dit oui). Les formats sont variés. Mais tous ont les mêmes objectifs: manger sain et redynamiser nos campagnes. «Dans la cinquantaine de drives fermiers de notre réseau, nous sommes passés pendant la crise de 1.600 à 6.000 commandes par semaine», se réjouit Jean-Marie Lenfant, le président délégué de Bienvenue à la ferme.

N’en déplaise aux militants purs et durs des circuits courts, les supermarchés ont aussi un rôle à jouer. Un sondage Ipsos paru l’an dernier indiquait que 92% des Français voulaient que les enseignes référencent davantage de produits locaux et 94% estimaient que les producteurs y seraient gagnants. Evaluée à 5% environ, la part consacrée au local dans les rayons alimentaires ne peut que progresser. Encore faut-il que tout le monde s’adapte.

Côté distributeur, les chaînes d’indépendants comme Intermarché, Système U ou Leclerc ont une longueur d’avance, chaque patron de magasin étant libre de son assortiment. «Mes fournisseurs locaux livrent en direct et je les paie moi-même, explique Grégory Vouters, patron de deux Système U près de Rodez (Aveyron). Ils ne passeront par la centrale d’achats régionale que s’ils peuvent livrer un plus grand nombre de points de vente.» De plus, pour faire marcher leur affaire, ces commerçants ont tout intérêt à dynamiser l’économie locale. C’est plus compliqué chez les succursalistes (Carrefour, Casino…) où les directeurs de magasins sont salariés avec moins de possibilités d’initiatives et des process centralisés. Mais eux aussi, à l’image d’Auchan, font des efforts pour être plus souples.

Côté producteurs, pas de naïveté: ceux capables de faire du volume seront privilégiés. Il faudra être pro pour répondre aux contraintes techniques imposées par les grandes surfaces. Les initiatives ne manquent pas. François Henry, un ancien manager de Bel, a ainsi lancé récemment sa start-up, Tout près d’ici, pour aider les producteurs à se faire référencer, assurer le suivi commercial et faire de la pub sur le lieu de vente. «Depuis qu’elles travaillent avec nous dans le Nord, une vingtaine d’exploitations agricoles ont augmenté leur chiffre d’affaires mensuel de 5.000 euros environ.»

De son côté, en Ile-de-France, Direct Market gère depuis l’an dernier la logistique et la facturation d’une centaine de producteurs de fruits et légumes en lien avec une cinquantaine de points de vente. «Nous proposons aussi des bacs spécifiques en magasin pour accroître la visibilité», détaille son cofondateur, Stéphane Pelka. Les agriculteurs eux-mêmes s’organisent de mieux en mieux. Voyez Invitation à la ferme, par exemple, créé il y a cinq ans par des éleveurs bio désireux de mieux valoriser leur lait en fabriquant des produits frais tout en mutualisant les coûts (machines, emballages, pub, suivi qualité…).

La gamme composée des mêmes recettes est vendue dans un rayon de 80 kilomètres autour de chaque ferme, avec son nom sur l’emballage en plus de la marque ombrelle. Et le succès est au rendez-vous. «37 fermes font partie du réseau et nous visons les 60 l’an prochain», assure Jean-Michel Péard, le cofondateur installé près de Nantes. Non loin de là, ce sont une trentaine d’exploitations qui sont réunies depuis 2018 pour vendre leur lait sous la marque Juste et vendéen dans des bouteilles en verre recyclables. Et les ventes dans les U ou Leclerc de la région font un tabac malgré un prix (98 centimes le litre) 20% plus élevé en moyenne que le reste du rayon.

La question du prix sera sans doute à l’avenir la clé de la percée des petites marques locales. Si les consommateurs les plébiscitent, sont-ils prêts pour autant à en acheter davantage? «Il y a une différence entre les intentions et la réalité», note Olivier Mével, consultant en stratégie marketing. De qualité souvent supérieure et produit en quantité modeste, le local sera toujours plus cher qu’un produit standardisé. Sans parler de l’écart avec les importations, comme les consommateurs ont pu le constater récemment quand les fruits et légumes français ont remplacé dans les rayons les variétés étrangères. Impossible de lutter contre la fraise espagnole ou la tomate marocaine, deux à trois fois moins chère.

Si la crise économique qui se profile est durable, ce marché de niche pourrait donc en pâtir. «Mais les grandes surfaces ont vu leur intérêt à le développer pour recruter de nouveaux clients prêts à payer davantage», analyse Laurent Thoumine, du cabinet Accenture. Elles ne l’oublieront pas.»

Bruno Declairieux

Source : www.capital.fr