Spéculation, pénurie de pellicules... La jeune génération flashe sur la photo argentique

Publié le 20/02/2023

Poussée par une jeunesse soucieuse de ralentir, la photographie à pellicules ressort des tiroirs. Une tendance qui pousse certaines marques à rouvrir des lignes de production.

Adulé des photojournalistes, passé entre les mains d'Annie Leibovitz ou de Henri Cartier-Bresson, le M6 est un appareil photo de légende. Pourtant, en 2002, son fabricant Leica décide de le retirer de son catalogue. La marque allemande, bien que réputée pour ses boîtiers d'exception fabriqués à la main, ne peut résister à la déferlante de la photographie numérique. Or son M6 est un boîtier argentique: pour voir le résultat de son travail, il faut attendre que la magie de la chimie vienne révéler les pellicules.

Pendant une décennie, les nostalgiques du modèle n'ont eu que le marché de seconde main pour assouvir leur dévotion. Jusqu'à ce que Leica vienne répondre à leur souhait le plus fou, en annoncant fin octobre reprendre la production de son modèle M6 avec ses caractéristiques initiales.

"On observait toujours plus de demandes" , explique à BFMTV.com Gaëlle Gouinguené, responsable de la communication chez Leica France. "On a toujours beaucoup fonctionné avec le marché d'occasion, mais le phénomène était tel qu'on commençait à voir de la spéculation. Tout le monde aujourd'hui veut son M6. On a donc eu la volonté de remettre en vente ce boîtier mythique."
Phénomène vinyle?

Se remettre, en 2022, à fabriquer des appareils photos argentiques peut sembler de prime abord anachronique, mais traduit en réalité une dynamique.

Ebay a ainsi observé une véritable explosion de la demande depuis 2015, comme l'expliquait Dawn Block, vice-présidente du site de commerce en charge des biens matériels, dans une interview accordée au New York Times en janvier 2022. Pour les appareils Canon, Pentax, Nikon et Leica de seconde main, les ventes ont même "explosé" lors des deux dernières années, entre +42% et +79%.

Localement, le constat dressé par Lucca Barnet, employé de la boutique de photographie lyonnaise Les Ateliers de Marinette, est le même. "La boutique s'est lancée dans la photographie en 2013 à travers le Polaroid et dans l'argentique en 2016", explique-t-il.

"Depuis, nos ventes en appareils et pellicules n'ont fait qu'augmenter de manière exponentielle, passant de quelques dizaines de pellicules par semaine à plusieurs milliers", détaille-t-il.

Comment expliquer ce soudain regain d'attention pour une technologie jugée par beaucoup désuète? Un détour par la musique peut permettre de comprendre le phénomène.

Depuis plusieurs années, le vinyle regagne en intérêt, et rattrape même dans plusieurs pays le CD, pourtant inventé pour remplacer les galettes noires et désormais dépassé par le streaming. Aux États-Unis, le dépassement du CD par le vinyle s'est opéré en 2020. Au Royaume-Uni, c'est le dernier album de la pop-star américaine Taylor Swift qui a permis fin 2022 de réaliser cet exploit dans les ventes de musique physique.

"La résistance de l’argentique peut, selon nous, s’expliquer de la même manière que la survie du vinyle", explique à BFMTV.com Joël Bornet de chez Négatif Plus, une boutique parisienne de photographie, possédant une annexe dédiée à l'argentique.

"Il s’agit bien sûr d’une mode, particulièrement auprès de la jeune génération, mais aussi d’un rendu et d’une façon de faire bien différents", poursuit-il.

L'engouement d'une certaine jeunesse

Vladimir, jeune passionné de 24 ans, a commencé l'argentique en 2018, durant ses études à Lyon. "Ce qui me séduit dans la photographie argentique, c’est le nombre limité de photos et l’attention particulière que chaque cliché demande. La photographie argentique permet de ralentir le rythme de photos prises et de comprendre le fonctionnement de la lumière, du boîtier, de l’objectif et tout le travail en chambre noire après", détaille-t-il.

Pour les boutiques de photographies argentiques interrogées par BFMTV.com, le retour en force de la pratique s'explique principalement par l'engouement d'une jeunesse urbaine. Lassé des clichés instantanés permis par les téléphones portables, certains jeunes photographes, amateurs ou professionnels, décident de ralentir.

À Paris, Négatif Plus, ouvert depuis 1992, a constaté une nette évolution de sa clientèle ces dernières années. "Aujourd’hui, dans notre boutique argentique, nous touchons majoritairement un public jeune intéressé par le rendu esthétique de l’argentique", plutôt que les photographes professionnels des débuts, souligne Joël Bornet.

466 kilomètres plus au sud, à Lyon, même constat. "Le public touché par nos ventes photo va se diviser en deux groupes: une majorité - 80% - de jeunes qui apprennent la photo ou qui sont attirés par le rendu de l'argentique et les photographes qui sont revenus à ce procédé ou qui ne l'ont jamais abandonné", indique-t-on chez Les ateliers de Marinette.

Instagram est d'ailleurs un lieu privilégié pour partager ses photos. Désormais, les laboratoires proposent tous la numérisation des pellicules développées, que l'on reçoit par mail ou sur clef USB. À titre d'exemple, le hashtag #filmisnotdead ("la pellicule n'est pas morte", NDLR), regroupe plus de 24 millions de publication sur la plateforme détenue par Meta.

"Instagram, c’est le lieu privilégié pour partager et découvrir les photos argentiques", reconnaît Vladimir.

Pénuries de pellicules

Ultime preuve de cet engouement pour l'argentique: la pénurie de pellicule qu'a connue le secteur en 2022. Le 22 novembre dernier, la marque japonaise Fujifilm publiait un communiqué. "En lien avec la pénurie de matières premières, l'offre et la demande pour les 'films négatifs couleurs taille 135' et les 'films réversibles taille 135' vont être limitées actuellement", peut-on lire sur le site de la compagnie nippone.

Négatif Plus regrette cette situation, alors que la demande est vive: "Nous connaissons des difficultés d’approvisionnement depuis début 2022 environ, principalement sur les gammes de films couleurs. Nous ne recevons par exemple des films Kodak que ponctuellement, et quasiment jamais de pellicules Fujifilm."

Sur les blogs et forums dédiés, les aficionados du film déplorent tous leurs difficultés à s'approvisionner. Sur Reddit, certains vont même jusqu'à demander aux internautes basés en Asie - continent moins touché par la pénurie - s'ils ne seraient pas prêts à envoyer des pellicules par voie postale. "Je suis prêt à payer pour le dérangement", insiste un utilisateur basé au Royaume-Uni.

"La demande étant de plus en plus importante, certains fabricants ont du mal à la suivre. Kodak embauche depuis quelques mois plusieurs dizaines de techniciens et chimistes pour augmenter leurs productions", analysent Les Ateliers de Marinette.

Une situation d'autant plus étonnante qu'en 2013, Kodak avait frôlé la faillite. L'entreprise avait pâti de son scepticisme vis-à-vis du numérique, et s'était vu obligée de licencier à tours de bras des chimistes, qu'elle réembauche actuellement. De même, la marque américaine avait cédé ses activités relatives aux pellicules photographiques à un fonds de pension britannique.
Des pellicules psychédéliques

La remise en production de modèles argentiques, à l'image du M6 de Leica, reste tout de même une exception. "Très peu de nouveaux appareils débarquent malgré cet engouement", note Joël Bornet. "Il est certain que beaucoup d’investisseurs sont frileux à l’idée de se lancer sur un tel marché, que tout le monde croyait disparu depuis longtemps."

Du côté des pellicules, malgré la pénurie, certaines marques continuent de sortir de nouveaux modèles, malgré le défi technologique que requiert un tel produit. En 2022, Kodak a réédité en format 120, moins populaire que le format 135, sa très prisée pellicule Kodak Gold, synonyme de photos aux couleurs chaudes.

Les fabricants ont d'ailleurs identifié leur nouvelle clientèle, en proposant des pellicules dans l'air du temps. Lomography a réédité en 2022 sa LomoChrome Turquoise, une pellicule teintant les photographies d'une mystérieuse touche bleutée. Et la marque Japan Camera Hunter, initialement un site japonais spécialisé fondé par un Britannique, a dévoilé, toujours l'année dernière, sa Fugufilm 400, à l'emballage psychédélique.


Une pratique onéreuse

Tout cela à un coût. Pour s'adonner à l'argentique, les passionnés doivent se procurer un boîtier, mais également des pellicules, dont les modèles les plus populaires permettent la prise de 36 poses seulement. Enfin, il faut encore passer à la caisse pour développer les clichés, un prix qui varie en fonction de la volonté ou non d'imprimer les tirages.

Le prix "ne décourage pas" Vladimir. Mais influence sa pratique. "Pour un étudiant c’est rédhibitoire. J'ai dû ralentir car si une pellicule coûte 15 euros, le développement et le scan font que le total passe à 30", explique le jeune homme.

Mais comme le souligne l'engouement autour du Leica M6, la passion des nostalgiques de la pellicule est telle que même les prix prohibitifs ne freinent pas la demande. Le boîtier, mis en vente à 5050 euros, est déjà en rupture de stock, deux mois après son retour.

"Au Japon, on a déjà plusieurs centaines de personnes qui ont commandé l'appareil", souligne Gaëlle Gouinguené.

Source :
Jules Fresard
Le 19/02/2023 à 7:00
https://www.bfmtv.com/tech/photo-video/speculation-penurie-de-pellicules-la-jeune-generation-flashe-sur-la-photo-argentique_AN-202302190032.html