TOUT COMPRENDRE. Pourquoi les agriculteurs expriment leur ras-le-bol

Publié le 26/01/2024

Depuis jeudi soir, plusieurs dizaines d'exploitants bloquent l'autoroute A64, entre Toulouse et Bayonne. Ils attendent des mesures concrètes du gouvernement face à des charges financières et normes environnementales qu'ils jugent trop lourdes.

C'est un dossier sensible politiquement. Ce lundi, le Premier ministre Gabriel Attal recevra à Matignon le puissant syndicat agricole FNSEA en réponse à la colère des agriculteurs qui se propage en Europe sans épargner la France.

Depuis jeudi soir en effet, plusieurs dizaines d'exploitants bloquent l'autoroute A64, qui relie Toulouse à Bayonne, à hauteur de Carbonne, en Haute-Garonne. Une mobilisation qui intervient après d'autres actions menées par les agriculteurs aux quatre coins de la France ces dernières semaines.

• Pourquoi le mouvement se durcit?

Depuis l'automne, la grogne des agriculteurs français s'amplifie: parti du Tarn, un mouvement, pacifique, de retournement des panneaux signalétiques des communes, a essaimé partout dans l'Hexagone. Une façon de dire qu'"#On marche sur la tête", slogan repris de Narbonne à la frontière belge. Mais le ton s'est durci ces derniers jours, avec depuis jeudi soir en Occitanie le blocage de l'autoroute A64 mais aussi des rassemblements devant des administrations ou sur des ronds-points.

La France n'est pas le seul pays européen concerné. En Allemagne, les agriculteurs se sont massivement mobilisés la semaine dernière contre la réforme de la fiscalité sur le diesel agricole qui prévoit à partir de 2026 la suppression d'une exonération dont bénéficiait la profession. Aux Pays-Bas, la volonté de la coalition au pouvoir de réduire le cheptel du pays et de fermer certaines fermes avait entraîné des manifestations monstres de fermiers et d'agriculteurs. De ces mobilisations est né le parti BoerBurgerBeweging (BBB, Mouvement agriculteur-citoyen en français) qui s'est imposé comme une véritable force politique en remportant notamment les élections provinciales en mars 2023.

En Roumanie, des agriculteurs ont aussi manifesté ces derniers jours pour protester contre une hausse des taxes. Au Royaume-Uni enfin, des producteurs de fruits et légumes britanniques ont prévu de manifester ce lundi devant le Parlement à Londres, pour protester contre les contrats d'achats "injustes" qui les lient aux six principales enseignes de la grande distribution du pays.

"Ces mouvements ont tous les mêmes ferments: l'incompréhension grandissante entre la réalité de la pratique du métier d'agriculteur sur le terrain et les décisions administratives centralisées, qu'elles soient à Bruxelles ou dans les capitales européennes, qui créent une incompréhension majeure et finalement une sorte de révolte", a expliqué le président du puissant syndicat FNSEA Arnaud Rousseau mi-janvier.
• Que réclament les agriculteurs?

Un allègement des normes

Les motifs de la colère des agriculteurs français sont divers. Il y a d'abord "l'édiction de règles et de normes de plus en plus lourdes à supporters", a expliqué Etienne Gangneron, président de la chambre d'agriculture du Cher au ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau.

Les syndicats dénoncent en effet la lenteur du gouvernement à mettre en œuvre la "simplification" administrative promise. "Les agriculteurs qui nous appellent ne savent même plus ce qu'ils ont le droit de faire ou non" et ne se sentent "pas accompagnés comme il faut face aux défis climatiques, géopolitiques et sanitaires", a déclaré à l'AFP Véronique Le Floc'h, présidente de la Coordination rurale, 2e syndicat agricole.

Donnant l'exemple des haies, Arnaud Rousseau a expliqué: "Pourquoi les agriculteurs n'en font pas? Parce qu'il y a 14 textes réglementaires", alors même que chacun reconnaît les vertus de la haie contre l'érosion, pour la biodiversité etc. Ces contraintes, auxquelles s'ajoutent des indemnisations jugées "trop tardives" pour des filières en crise (viticulture, élevage), ruinent "l'attractivité" dont le secteur a besoin pour renouveler ses chefs d'exploitations vieillissants.

Rejet du "Pacte vert" européen

Si la France est la première bénéficiaire de la Politique agricole commune (PAC) avec 9 milliards d'euros d'aides par an, ses exploitants contestent la stratégie de verdissement de l'agriculture européenne.

Élément central du Pacte vert de l'UE, un projet législatif visant à réduire de moitié d'ici 2030 l'utilisation des produits phytosanitaires chimiques (par rapport à la période 2015-2017), a été rejeté au Parlement européen fin novembre. Mais les agriculteurs, qui se sont réjouis du renouvellement de l'autorisation de l'herbicide controversé glyphosate, redoutent de voir le retour de ce projet et entendent peser avant les élections européennes de juin. Les agriculteurs français dénoncent aussi le refus de Bruxelles de prolonger en 2024 la dérogation permettant de mettre en culture les terres en jachère (environ 4% des terres agricoles) alors que "la tension alimentaire provoquée par la guerre en Ukraine se poursuit".

Autre "sujets brûlants": des dossiers techniques portant sur la préservation des prairies et une nouvelle cartographie européenne des tourbières et zones humides qui "impacterait 0,3% de la surface agricole utile dans les pays européens et jusqu'à 29% en France", dont des plaines de Beauce, fustige le représentant des céréaliers, Eric Thirouin.

"Concurrence déloyale"

Les agriculteurs souffrent des conséquences de l'inflation. "Le coût de l'énergie a explosé, les coûts des intrants ont augmenté, tout comme ceux de la main d'œuvre ou de l'alimentation animale", a expliqué à l'AFP Christiane Lambert, présidente du Comité des organisations professionnelles agricoles de l'Union européenne. Une hausse des coûts de production dont ne tiennent pas toujours compte les industriels dans le cadre des négociations commerciales, contrairement à ce que leur impose la loi Egalim.

En outre, "la guerre en Ukraine perturbe les flux avec des importations énormes en Europe de céréales, de volaille ou de sucre. Ça perturbe toutes les filières, ça fait baisser les prix", souligne Christiane Lambert.

Les agriculteurs français dénoncent dès lors "une concurrence déloyale" des agriculteurs étrangers qui exportent leurs produits dans l'UE sans être confrontés à des normes aussi exigeantes que les exploitants européens. Pour Christiane Lambert, la négociation de traités de libre-échange (Mercosur) couplée à l'imposition de mesures restrictives nourrit l'exaspération: "On sert à nos enfants dans les cantines des aliments importés qu'on nous interdit de produire en France", affirme-t-elle.

Fiscalité sur le carburant et pesticides

Les agriculteurs dénoncent enfin la hausse progressive de la fiscalité sur le gazole non routier décidée par le gouvernement dans le cadre de la transition écologique. Les aides de l'Etat sur ce carburant sont pourtant "un pilier de notre compétitivité", rappelait sur BFMTV Bertrand Loup, éleveur de vaches en Occitanie.

"C'est un élément essentiel et on nous augmente les taxes donc on est en train de saborder le futur de nos exploitations parce que ne pourra plus travailler si ça revient trop cher", s'insurgeait-t-il encore.

La FNSEA estime de surcroît qu'on "va dans le mur" avec la nouvelle stratégie du gouvernement de réduction des pesticides Ecophyto 2030. "Pas d'interdiction sans solution" martèle le syndicat, son mantra pour les pesticides, le partage de l'eau ou le relèvement progressif de la fiscalité sur le gazole non routier (GNR), qu'il dit toutefois avoir "négocié en responsabilité" avec Bercy.
• Que répond l'exécutif?

Face à la colère des agriculteurs, Emmanuel Macron a demandé dès vendredi aux préfets d'aller à leur recontre et d'être à l'écoute des exploitants en colère. Le lendemain, Gabriel Attal a promis de "faciliter la vie" des agriculteurs, lors d'un échange avec des Français organisé à Saint-Laurent-d'Agny (Rhône). L'agriculture est "un sujet absolument majeur (...) que je prends très au sérieux", a affirmé d'emblée le nouveau chef du gouvernement.

"Il faut que vous puissiez vivre de votre travail", a-t-il déclaré, ajoutant qu'il y aura "davantage de contrôles" pour s'assurer que les négociations commerciales annuelles entre les enseignes de supermarchés et leurs fournisseurs de l'agro-industrie ne se fassent pas au détriment du prix payé aux agriculteurs qui produisent la matière première des aliments.

"Dès la semaine prochaine, la Direction générale de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) multipliera les contrôles sur les négociations commerciales en cours pour s'assurer de la préservation du revenu des producteurs agricoles", avait assuré un peu plus tôt le ministre de l'Economie Bruno Le Maire lors d'un déplacement à Flavigny (Marne).

Le gouvernement prévoit de présenter un projet de loi pour favoriser la relève en agriculture. "Ce qu'il faut, c'est qu'on lève tous les freins qui empêchent (les jeunes) aujourd'hui de s'installer et qu'on facilite la transmission", a expliqué Gabriel Attal. La présentation de ce projet de loi a toutefois été reportée de "quelques semaines" pour être complété d'un volet "simplification", a annoncé le ministre Marc Fesneau dimanche.

Déjà plusieurs fois reportée, la loi "en faveur du renouvellement des générations en agriculture" est attendue par les agriculteurs, à l'heure où la population des près de 500.000 chefs d'exploitation vieillit. Le ministère estime qu'"un tiers des agriculteurs, soit 166.000 exploitants ou co-exploitants agricoles", seront partis à la retraite dans la décennie qui vient. Le projet de loi doit notamment créer un nouveau diplôme de niveau bac+3, un "bachelor agro", et instaurer un réseau "France services agriculture", un guichet ou point d'entrée unique pour les prétendants à l'installation sous l'égide des chambres d'agriculture.

Source : BFM TV (https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/france/tout-comprendre-pourquoi-les-agriculteurs-expriment-leur-ras-le-bol_AD-202401220260.html)